La période de confinement imposée par la crise sanitaire peut-elle être une opportunité pour « briser les chaines de l’infection » pour le VIH ? C’est ce que pensent des militants-es de la lutte contre le sida, notamment à AIDES, constatant que le confinement joue sur la réduction du nombre de rapports sexuels, le nombre de partenaires et, logiquement, sur la dynamique de l’épidémie de VIH. Cette stratégie qui a déjà montré son efficacité à l’échelle populationnelle n’a, jusqu’à présent, jamais été appliquée à très, très grande échelle. Le confinement actuel crée des conditions inédites pour la mise en place de cette stratégie en France. Explications sur une opportunité à saisir !
On verra sans doute dans quelques mois – travaux scientifiques, études sociologiques à l’appui – quel aura été l’impact de l’inquiétude provoquée par la pandémie de Covid-19 sur la sexualité. Autrement dit : le stress aura-t-il supplanté toute velléité érotique ? L’anxiété aura-t-elle vaincu notre libido ?
La période de confinement – qui a démarré le 17 mars dernier, en France – est inédite pour la plupart d’entre-nous. Elle a des effets sur tous les aspects de notre vie, vie affective et sexuelle comprise. Les restrictions de sortie, la distanciation sociale, les gestes barrières imposent de vivre différemment sa sexualité, voire pour certains-es de la mettre sur pause. Pour nombre de personnes, cela signifie moins de rapports et/ou de partenaires voire plus du tout ; a fortiori lorsqu’on est seul-e et qu’on peut respecter les règles d’un confinement très strict. Pour d’autres, la situation actuelle peut conduire à vivre sa sexualité à distance par l’utilisation des outils numériques. Le désir y trouve sa place, le plaisir aussi, mais pas le risque… celui de contracter une IST, dont le VIH, par exemple.
Pour d’autres encore, une sexualité « directe » reste possible. Par exemple, avec le-la-les partenaire-s avec lesquels-lles on se trouve confiné-e (et qui sont d’accord pour cela !), parce qu’on est en couple, parce qu’on a choisi ses partenaires de confinement pour cette raison aussi, etc. D’autres peuvent encore choisir de maintenir une sexualité avec un-e partenaire qu’ils-elles découvrent car ils-elles ne peuvent ou ne veulent pas régir leur vie sexuelle avec les restrictions sanitaires et sociales imposées par les pouvoirs publics. Le phénomène a d’ailleurs été anticipé puisque des organisations de la société civile et des autorités de santé ont publié des conseils et recommandations pour limiter les risques sexuels dans le contexte du Covid-19, comme les autorités de santé de la ville de New York.
Évidemment, même si le Covid-19 ferme les usines, cloue les avions au sol, provoque une pénurie de farine… personne n’a jamais cru qu’il stopperait la vie sexuelle de l’ensemble de la population. Pour autant, le confinement actuel – manifestement parti pour durer – a un impact sur la sexualité, difficilement mesurable aujourd’hui. S’il a un impact sur la sexualité… le confinement peut-il avoir une influence sur la dynamique de l’épidémie de VIH, notamment chez les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HSH) ? Récemment, cette question a été posée à France Lert, la présidente de Vers Paris sans sida. Interviewée par Fred Colby du site d’infos Komitid (6 avril), la chercheuse en santé publique, très engagée depuis plus de 30 ans dans la lutte contre le VIH/sida, a expliqué : « Il est fort probable que les transmissions VIH seront limitées pendant la période de confinement. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Une bonne moitié des HSH (…) ont un partenaire stable, mais une autre partie est habituée à avoir des partenaires multiples avec qui ils ne partagent pas un habitat. Donc le nombre de rencontres sexuelles va forcément baisser ». La chercheuse part donc de l’hypothèse que, même si certaines personnes vont continuer à avoir des relations sexuelles, au niveau général le confinement va conduire à une baisse globale des rapports sexuels, surtout chez les personnes sans partenaires stables. Autrement dit, la contrainte sociale déboucherait sur une forme d’abstinence. L’équation serait : moins de rapports sexuels, moins de possibilités d’être exposé à un risque, donc moins de cas d’infections. Cela, ce serait durant la période de maintien du confinement. Que se passerait-il ensuite ? Concernant la période post confinement, la chercheure se montre inquiète. Elle explique à Komitid : « Comme après toutes les crises avec une dimension humaine dramatique il va y avoir un désir de vie, un désir de sexe, un désir de fête. Toutes les préventions ne seront certainement pas au rendez-vous pour des raisons psychologiques et sociologiques. »
Mettons de côté, les réflexions sur l’après pour voir si le confinement actuel peut être une occasion de « casser les chaînes de l’épidémie ». Autrement dit, peut-on faire de la période actuelle, une période « sans sexe » ou « à moindre sexe » permettant de faire baisser le nombre d’infections par le VIH chez nous ? Cette stratégie de « mois sans sexe » a été proposée en différentes occasions pour « briser le feu » de l’épidémie de VIH, notamment dans des pays parmi les plus affectés par le VIH. En 2010, un article du site Aidsmap fait état des travaux réalisés par le professeur Alan Whiteside, spécialiste en économie de la santé à l’université du Kwazulu-Natal (Afrique du Sud) et du docteur Justin Parkhurst de la London school of hygiene and tropical medecine. Les deux chercheurs ont établi des projections mathématiques qui indiquent la faisabilité d’une telle stratégie et sa pertinence dans un contexte d’épidémie généralisée.
La charge virale est très élevée dans le mois et jusqu’à six semaines après l’infection, avant qu’une réponse immunitaire s’efforce de contrôler le virus. Elle n’est pas suffisante, d’où la nécessité de prendre un traitement anti-VIH. Les personnes qui sont dans cette phase de primo-infection (et qui l’ignorent le plus souvent) seraient la cause de 10 à 45 % (selon les contextes), des nouvelles infections. L’idée serait donc, au moyen d’un « mois sans sexe », d’éviter que les personnes en primo-infection (hautement contaminantes) ne transmettent sans le savoir le virus à d’autres. Cela constituerait une rupture de la chaine de transmission. Les chercheurs parlent de « fire break ». C’est appliquer à l’épidémie de VIH, la même stratégie que celle employée pour lutter contre les feux de forêts, lorsqu’on coupe des arbres sur une zone géographique pour éviter que le feu ne se propage au reste de la forêt. Ici, le « mois sans sexe » est un outil pour empêcher, dans une population donnée, la propagation du virus, en s’assurant que, pendant une période donnée, les personnes infectées et qui l’ignorent seront diagnostiquées, se verront proposer un traitement ARV (qui les protégera et protégera les autres) et n’auront pas (volontairement) de rapports sexuels. Cette stratégie ne fonctionne que sur la base du volontariat et de la contrainte sociale acceptée.
D’ailleurs, Alan Whiteside et Justin Parkhurst font un parallèle avec la période annuelle du ramadan. Durant cette période religieuse, les musulmans pratiquants s’abstiennent d’avoir des relations sexuelles entre le lever et le coucher du soleil et cela durant quelques semaines. Au niveau populationnel, c’est une forme d’ « abstinence » qui limite les rapports sexuels, donc les risques d’exposition, donc les cas d’infections. Associé à la circoncision, la pratique du ramadan expliquerait pour une part les taux de prévalence bas de pays musulmans, avancent même les deux chercheurs. « Évidemment, convertir des populations à une religion n’est pas une stratégie de santé publique », admettent-ils. Reste que les pratiques volontaires de « mois sans tabac » ou « mois sans alcool » montrent une certaine efficacité en santé publique. Pour eux, la stratégie du « mois sans sexe » a tout son intérêt dans les pays où l’épidémie de VIH est forte. Et si cela marche à l’échelle d’un pays très exposé, cela peut marcher à l’échelle d’une population ou d’un groupe dans lequel la prévalence est très élevée. Il est particulièrement difficile de changer durablement le comportement des gens. Mobiliser des communautés pour qu’elles agissent ensemble et de façon simultanée, sur des périodes précises est plus facile et s’avère efficace. Selon leurs travaux et réflexions, cet outil est adaptable à différentes populations et montre sa plus grande efficacité dans les groupes où l’épidémie est la plus active. Par exemple, les chercheurs expliquaient que proposer un « mois sans recours au sexe commercial » pourrait avoir un effet de baisse de cas de VIH chez les hommes qui travaillent dans les mines en Afrique du Sud (1).
Au milieu des années 2010, la stratégie « Break the chains » (« Briser la chaîne de l’infection par le VIH » est mise en oeuvre en Suisse par l’Office fédéral de la santé publique et les différents checkpoints de Suisse romande. La campagne est axée sur la primo-infection, c’est-à-dire la phase la plus aiguë de l’infection durant laquelle la quantité de virus dans le sang est très élevée et l’infectiosité très forte. La campagne explique qu’il faut faire « un effort de plus en avril » (prévention optimale, donc, a priori, aucune prise de risque durant plusieurs semaines), puis « le dépistage en mai ». Deux phases donc, sur la base du volontariat une « adaptation des comportements à risque » (pour éviter toute nouvelle infection par le VIH pendant le mois dʼavril), puis la réalisation d’un test de dépistage le mois suivant. Il est proposé à l’ensemble des gays suisses de faire cela sur deux mois ; avril et mai. Si tout le monde fait pareil… au même moment : cela peut « abaisser le nombre de nouvelles infections par le VIH ». Cette opération a été reconduite plusieurs années. Elle a d’ailleurs été reprise à Lyon à l’initiative du Corevih Lyon-Vallée du Rhône, en 2017. Le Corevih explique alors que son objectif est de « réduire la charge virale communautaire au VIH chez les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes » et de « réduire le nombre d’hommes non diagnostiqués en phase de primo-infection ». Une vaste campagne de communication est engagée sur plusieurs mois, suivie d’opérations de sensibilisation… tout cela vise à embarquer les participants. « Participation libre mais moralement engagée », expliquent les promoteurs. « Il s’agit, durant tout le mois d’octobre, d’éviter tout risque de transmission en ayant des rapports protégés, décrit le Docteur Livrozet (qui préside alors le Corevih). Enfin, le mois suivant (novembre) est consacré au dépistage. À noter que les participants à l’opération sont ensuite contactés durant le mois de décembre pour savoir s’ils se sont, d’une part, protégés et, d’autre part, dépistés. »
Comme on le voit, cette stratégie, qu’on l’appelle « Break the chains » ou « fire break », fonctionne en deux temps. Il y a d’abord une période de plusieurs semaines « sans sexe » (par choix volontaire), ou avec du sexe uniquement protégé, ou pour ce qui nous concerne aujourd’hui avec le confinement : moins de sexe voire pas du tout du fait des contraintes sanitaires et sociales imposées par l’État ; puis, dans un second temps, un dépistage du VIH (et des autres IST d’ailleurs). Cette stratégie qui ne date pas d’hier semble particulièrement adaptée à la situation d’aujourd’hui et conduit à cette question : « Le confinement que nous vivons pourrait-il être une « opportunité » dans la lutte contre le VIH ?
Des militants-es de AIDES y réfléchissent : « La réduction des rapports sexuels et du nombre de partenaires ainsi que la diminution des migrations induites par la situation actuelle laissent peu de place au doute : la dynamique du VIH est probablement fortement ralentie, et pas que dans la population des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes ». « De plus, les six semaines minimum de confinement laissent aux anticorps contre le VIH le temps de se développer permettant ainsi de les repérer via des tests sérologiques et donc de trouver des personnes positives auparavant invisibles à cause de contaminations trop précoces. Il y a également, à n’en pas douter, une prise de conscience collective que nos comportements individuels peuvent avoir un effet direct sur la santé publique ».
Cette stratégie, on l’aura compris, vise à briser les chaînes d’infection au sein des réseaux de partenaires sexuels-les, et pas seulement chez les HSH. Cette stratégie invite « à éviter tout risque d’infection durant un mois, puis à se faire dépister pour le VIH à l’issu de cette période ». S’il n’y a pas de nouveaux cas d’infection par le VIH pendant cette période d’un mois, les infections qui se sont produites précédemment peuvent généralement être détectées et les chaînes d’infection brisées. Cela signifie également que la charge virale de la communauté est réduite, ce qui diminue la probabilité de rencontrer toute personne qui, sans le savoir, se trouve en phase de primo-infection ». Bref, beaucoup d’avantages.
Les militants-es de AIDES voient dans cette période inédite (on ne le dira jamais trop) une « opportunité extraordinaire » (au sens premier du terme) de mettre un sérieux coup à l’épidémie, en d’autres termes de « briser la chaine de transmission » via le dépistage du VIH (et des IST) et la mise sous traitement immédiate des personnes diagnostiquées positives avant un retour à une vie sexuelle normale qui se fera à un moment ou un autre ». Une opportunité à saisir.
(1) : Source : Parkhurst J, Whiteside A. Innovative responses for preventing HIV transmission: the protective value of population-wide interruptions of risk activity. Southern African Journal of HIV Medicine, 19-21, April 2010.
extrait du site de seronet.info